Les extraits du livre-enquête sur le logiciel espion


Bonnes feuilles. Le lendemain matin, la sonnerie de l’interphone de notre appartement à Berlin-Est m’a fait sursauter [raconte Laurent Richard]. Nous ne maîtrisions pas encore le système d’entrée électronique de la location ; j’ai donc dévalé l’escalier pour ouvrir la porte à nos deux invités. J’ai d’abord remarqué un homme d’une trentaine d’années, très pâle ; il portait des lunettes à monture métallique et un bonnet de ski enfoncé sur le crâne. Son apparence laissait deviner qu’il passait beaucoup de temps devant son ordinateur, sans mettre le nez dehors. Je lui ai lancé un salut jovial en lui tendant la main. Mais Claudio Guarnieri, expert en technologie au Security Lab d’Amnesty International, ne l’a pas saisie. Il ne m’a même pas vraiment regardé dans les yeux. Il m’a simplement invité à les faire entrer, lui et son jeune collègue très mince, dans notre appartement où nous pourrions passer aux choses sérieuses.

Il ne serait pourtant pas question de choses sérieuses, nous a expliqué Claudio, tant que nous n’aurions pas tous éteint nos téléphones et nos ordinateurs et que nous ne les aurions pas remisés dans la pièce d’à côté en refermant soigneusement la porte. Ces instructions donnaient à ce début d’enquête une apparence de film d’espionnage, ce qui n’était pas surprenant au vu du motif de cette réunion ; mais la brusquerie du ton de Claudio m’étonnait. Il restait certes poli, mais n’était visiblement pas du genre à ménager ses interlocuteurs ; en fait, j’avais l’impression qu’il lui importait peu de nous être sympathique. Après tout, il s’agissait d’une alliance de circonstance.

Écouter aussi Pegasus : au cœur d’une enquête mondiale sur l’espionnage de téléphones

Nous avons immédiatement rangé nos appareils électroniques dans la pièce voisine, mais j’ai tout de même eu le temps de repérer un autocollant sur l’ordinateur de Claudio. Il s’agissait d’une citation du sous-commandant Marcos, le célèbre guérillero et ancien dirigeant de la rébellion zapatiste : « We are sorry for the inconvenience, but this is a revolution » (« désolés pour le dérangement, mais c’est une révolution »). De retour à la table, Claudio a encore évité tout échange de banalités pour en venir sur-le-champ à la raison de notre présence. Forbidden Stories et le Security Lab d’Amnesty International étaient les deux seuls groupes choisis pour avoir accès au document que nous avions pris l’habitude d’appeler « la liste ».

Sandrine [Rigaud] et moi savions seulement que ces données pourraient nous aider à dévoiler l’existence d’un système de surveillance redoutable. Un système qui aurait ciblé, à leur insu, des milliers d’individus partout dans le monde. A Berlin ce matin-là, nous avions tous conscience que nous étions bien loin d’avoir prouvé quoi que ce soit. Les données qui figuraient sur cette liste relevaient du code secret : un répertoire de dizaines de milliers de numéros de téléphone du monde entier, associés à des horodatages. Ce que nous savions, c’est que chaque numéro représentait une personne dont le téléphone avait été choisi pour être la cible d’une infection potentielle par l’arme de cybersurveillance la plus puissante du marché, le logiciel espion appelé Pegasus.

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